Le manifeste

Le 21ème siècle nous confronte à des bouleversements socio-environnementaux majeurs. Co-signé par plus de 21.000 scientifiques en 2017, l’article “World Scientists’ Warning to Humanity : A Second Notice” sonnait à nouveau l’alarme concernant la détérioration particulièrement sévère et accélérée de nos écosystèmes et la menace qu’elle représente pour le destin de l’humanité (Ripple et al, 2017). Le cas des dérèglements climatiques est à de nombreux égards emblématique. Depuis 40 ans de négociations climatiques, nous avons globalement poursuivi le « business-as-usual » et montré nos difficultés à répondre à cette situation.

Cette période sans précédent à l’échelle de l’histoire de la Terre s’inscrit dans une sorte de nouvelle ère géologique qualifiée « d’Anthropocène » (Bonneuil & Fressoz, 2013). Elle renvoie notamment nos sociétés à un enjeu clé, celui du type de rapport que les humains entretiennent avec la nature. Les attitudes les plus présentes face au désastre écologique en cours sont le déni (Norgaard, 2011) et l’éco-anxiété (Desbiolles, 2020 ; Marks et al., 2021) [i]. Il s’agit en fait de deux versants émotionnels d’une même pièce liés aux difficultés rencontrées à accepter une réalité passée, présente ou future qui se manifeste par la difficulté de traduire nos connaissances en actions concrètes dans notre vie quotidienne. Dans le contexte de lenseignement supérieur, comment rencontrer et dépasser ces difficultés aussi bien en nous que chez les étudiant.e.s ?

L’éducation est souvent considérée comme une des pierres angulaires des profondes transformations au cœur d’une réelle transition écologique et sociale (Reid et al., 2021).  L’enseignement supérieur peut en effet être considéré comme un acteur central de la socialisation des étudiant·e·s aux pratiques et aux valeurs de leur future profession et, plus largement, à une compréhension du monde dans lequel ils ou elles seront amené·e·s à s’engager professionnellement. Grâce à l’articulation entre apprentissages conceptuels et pratiques, les enseignements dispensés naviguent entre savoir-faire, savoir réfléchir, savoir être et savoir devenir. L’enseignement des métiers (para)médicaux, des sciences économiques et sociales, des sciences de l’éducation, des sciences et technologie ou de la coopération internationale, par exemple, ne transmet pas seulement des modèles et des outils, mais oriente également la manière dont les jeunes voient le monde et déterminent leurs valeurs. En d’autres termes, l’enseignement n’est pas seulement descriptif, mais aussi prescriptif. Cette socialisation se fait par des cours théoriques mais aussi par les différentes expériences vécues par les étudiant·e·s au cours de leur cursus. Plus fondamentalement, l’enseignement supérieur a également pour mission de contribuer à l’émancipation de l’individu et au renforcement de son pouvoir d’agir en tant que citoyen.ne. Ici aussi, l’expérience vécue et l’analyse réflexive portée sur elle jouent un rôle fondamental.

Face aux bouleversements socio-environnementaux majeurs que nous rencontrons actuellement et aux changements drastiques nécessaires à court terme, de plus en plus de Hautes Écoles et d’universités en Belgique se lancent dans d’ambitieux objectifs liés à la transition qui influent sur la gestion des campus mais également sur l’enseignement et la recherche. Des cours dédiés, de nouvelles orientations, des formations continues, des UE transversales, etc. sont proposés et une réflexion générale voit le jour sur l’intégration des enjeux de soutenabilité dans le parcours académique de l’ensemble des étudiant·e·s. Les travaux de recherche qui ont étudié les impacts des cours dans le domaine de la soutenabilité soulignent cependant le caractère limité de ce dernier s’ils se cantonnent à une approche purement cognitive.

Les enseignements et les formations en lien avec la soutenabilité ou la transition dans les établissements de l’enseignement supérieur sont principalement axés sur une vision gestionnaire (l’apprentissage ou l’application d’outils et d’instruments…) ou sur la confrontation des étudiant·e·s à des normes par le biais de compétences cognitives et argumentatives. La plupart du temps, il n’y a pas de positionnement clair, dans une perspective davantage critique et réellement transformatrice, par rapport aux différentes approches de la soutenabilité en économie comme l’opposition entre une conception de la soutenabilité “faible” (substituabilité du capital naturel par du capital technique) ou “forte” (nécessité de maintenir le capital naturel)[ii] ou encore l’accent porté par l’éthique environnementale sur la valeur intrinsèque du vivant.

Dans le contexte d’incertitude radicale et de bouleversements socio-environnementaux majeurs, il nous faut «redécouvrir la terre» (Charbonnier, Latour, Morizot, 2017), développer notre sensibilité au vivant et l’engagement par rapport à des valeurs[iii].  Pour ce faire, il est nécessaire de repousser les murs de nos établissements et les cadres parfois serrés de nos enseignements. Il s’agit ainsi de réimaginer, recréer et de restaurer l’éducation à l’environnement (Reid et al., 2021)[iv].

L’enjeu est social et culturel. Il implique de prendre à bras le corps l’interaction entre inégalités sociales et environnementales et de transformer notre façon de concevoir notre place les uns par rapport aux autres et dans le monde. Il s’agit de passer de la seule conscience rationnelle de l’interdépendance écologique à une culture qui fasse de cette interdépendance la source d’une refondation de notre rapport au monde et de nos valeurs. Transformer notre rapport à la nature constitue également un enjeu subjectif. Le lien à la nature renforce les résiliences individuelles et collectives, offrant notamment des pistes fertiles pour l’accueil des vulnérabilités psychiques. La notion d’interdépendance s’oppose à l’illusion de la séparation et de la maîtrise et implique :

  • une revalorisation de la coopération, de la solidarité et de l’entraide face à la compétition (transformer nos imaginaires et nos récits fondateurs qui s’ancrent dans l’indétrônable « loi de la jungle »). Une véritable coopération implique accueil de la diversité, égalité, et donc conduit à accorder de l’importance à des valeurs de justice sociale et d’émancipation.
  • une reconnaissance de la fragilité/vulnérabilité comme révélatrice de notre profonde interdépendance entre êtres humains mais aussi avec le reste du monde vivant : reconnaître le lien entre nos vulnérabilités et celles du monde, notre être biologique faisant partie de la toile du vivant ; la vulnérabilité des personnes (notamment dans certaines étapes spécifiques de la vie, ou face à des vulnérabilités spécifiques), tout être étant pris dans des liens de dépendance. Cette reconnaissance conduit à accorder de l’importance au soin et à la guérison mais aussi à la régénération (réparer le lien social… restaurer les écosystèmes fragilisés, redonner vie) comme horizon normatif.

XXX

Nous sommes des « profs en transition », confrontés, nous aussi, au déni et à l’éco-anxiété, mais résolu.e.s, face à l’ampleur des enjeux, à transformer en profondeur notre relation au monde et donc aussi notre vision de l’enseignement et nos pratiques professionnelles.

L’une des plus-values majeures de notre approche est de rendre compte de la dimension pluridimensionnelle de la transition ainsi que de la complémentarité entre divers leviers de changements ; la transition passant à la fois par des changements « extérieurs » (les comportements individuels et les structures collectives) et des changements « intérieurs » (les vécus subjectifs et la culture). Là où les études de la transition se centrent principalement sur les dimensions extérieures du changement, notre originalité est d’aborder les dimensions intérieures, tant individuelles que collectives, de la transition[v].

Notre approche est résolument transdisciplinaire. Une transition écologique et sociale réellement transformatrice devra être explicitement orientée vers une soutenabilité forte, c’est-à-dire respectant les limites de la biosphère et son caractère fragile et irremplaçable et reconnaissant les limites en termes de faisabilité et de désirabilité de la croissance matérielle. Cette perspective nécessite, nous en sommes convaincus, non seulement un décloisonnement des disciplines mais également une combinaison des pratiques scientifiques et des pratiques sociétales.

 


[i] Plusieurs enquêtes ont été récemment menées et révèlent l’ampleur de ce phénomène, en particulier chez les jeunes. Une recherche menée par l’Université de Bath sur 10.000 jeunes (16-25 ans) dans 10 pays à travers le monde, montre ainsi que 84% des jeunes souffrent d’une forme d’éco-anxiété (Marks et al., 2021). Selon une étude menée par l’UCLouvain dans huit pays d’Europe et d’Afrique, 12% des répondant·es font l’expérience fréquente d’éco-anxiété sévère, avec des troubles tels que des inquiétudes, des pleurs, des difficultés de sommeil (https://uclouvain.be/fr/decouvrir/actualites/1-belge-sur-10-souffre-d-eco-anxiete-severe.html)

[ii] L’approche dite « forte » de la soutenabilité se distingue principalement par l’accent porté sur les limites planétaires et le caractère fragile et irremplaçable des processus biogéophysiques terrestres. Les économistes écologiques édictent alors des principes compris comme des règles minimales de prudence (Vivien, 2009) : (1) les taux d’exploitation des ressources naturelles renouvelables doivent être égaux à leurs taux de régénération ; (2) les taux d’émission de déchets doivent correspondre aux capacités d’assimilation et de recyclage des milieux dans lesquels ils sont rejetés ; (3) l’exploitation des ressources naturelles non renouvelables doit se faire à un rythme égal à celui de leur remplacement par des ressources renouvelables.

[iii] Comme le souligne Aurélien Barrau en réaction au lancement récent du projet SpaceX, « la planète qu’il faudrait apprendre à explorer – sans la conquérir – c’est la nôtre. Des rêves magnifiques et hautement inspirants peuvent fleurir à l’infini dans la magie d’une forêt ou d’une montagne. Maintes cultures ont inventé des rapports au monde moins vaniteux que les nôtres et il ne tient qu’à nous de les découvrir enfin. Le temps presse et la révolution à opérer est autrement plus radicale que la découverte d’une nouvelle technologie ou d’un moteur surpuissant : il s’agit de réapprendre à aimer. Loin d’un renoncement, il faut maintenant unré- enchantement infiniment plus profond et exigeant que le supplétif pauvre procuré par quelques monstres techniques disgracieux, laborieusement propulsés pour tenter d’échapper à la… gravité » (Barrau, 2020). A cet égard, nous sommes convaincus que les technologies sont un des ingrédients indispensables à la transition si leur usage et leur développement sont effectués en conscience et au service d’une réelle transition sociale et écologique.

[iv] Ecrit en réponse au second ”World Scientists’ Warning to Humanity” publié en 2017, des chercheurs spécialisés en éducation relative à l’environnement ont publié une tribune en 2021 qui insiste sur le rôle tout à fait incontournable de l’éducation à la soutenabilité pour faire face aux enjeux d’une réelle transition écologique et sociale. Ils mettent également en évidence la nécessité de réinventer, de repenser en profondeur l’éducation relative à l’environnement (Reid at al., 2021).

[v] A noter, toutefois, que nous ne sous-estimons pas l’importance des formes extérieures du changement. Transformer nos structures sociales, économiques et politiques comme nos infrastructures techniques constitue un défi de première importance. Notre intention est davantage d’inviter à décaler le regard pour prendre en compte ces autres dimensions, elles aussi fondamentales et complémentaires pour répondre aux bouleversements en cours.

 

 

 

Les missions

Les missions du réseau sont les suivantes :

  • Favoriser la rencontre entre les enseignants de profils disciplinaires variés sur les dimensions intérieures de la transition aussi bien dans leur parcours personnel que dans leurs interactions avec les étudiant.e.s.
  • Créer des liens et un soutien interpersonnel, création d’une culture commune et transversale aussi bien dans les contenus que dans les interactions entre enseignants du supérieur.
  • Échanger des pratiques (type de formation, contenus, dispositifs mis en place ; etc.) autour de l’enseignement et de la recherche autour de la transition dans l’enseignement supérieur.
  • Constituer un incubateur de projets et de dispositifs pédagogiques communs dans une philosophie d’entraide et de partage.